La sixième extinction de masse : l’autre visage de la crise écologique

BIODIVERSITÉENVIRONNEMENT

Antoine Le Vilain

2/10/20247 min read

Quand on parle d’environnement, il est courant de penser d’abord aux émissions de carbone et à leurs conséquences sur le climat. Cette préoccupation, bien que justifiée par l’urgence climatique, domine souvent le débat public au point d’éclipser d’autres aspects essentiels. En effet, écologie y rime souvent avec énergies fossiles, production d’électricité (nucléaire, énergies renouvelables), mode de transport (avion, train, voiture), alimentation (carnée ou non), rénovation thermique… à tel point qu’on en oublie souvent qu’il existe une autre grande dimension aux problématiques environnementales : la biodiversité.

La biodiversité désigne la richesse et la diversité des formes de vie sur Terre, allant des micro-organismes aux mammifères, en passant par une multitude de plantes et d’insectes. Cela comprend la diversité au sein des espèces, entre les espèces et entre les écosystèmes* (voir notre vidéo à ce sujet). A ce jour, environ 2 millions d’espèces ont été décrites mais on estime qu’il en existe plus de 8 millions [1]. Bien que le terme de biodiversité renvoie dans notre imaginaire à des espèces charismatiques telles que le tigre, le lion, l’éléphant et la girafe, il ne faut pas oublier que les plantes constituent environ 80% de la masse totale des êtres vivants [2] et qu’en moyenne, la taille d’un être vivant sur Terre est celle d’une bactérie [3].

Vers une sixième extinction de masse ?

Il faut comprendre que les extinctions d’espèces sont quelque chose qui avait déjà lieu avant l’existence de l’Homme. Depuis l’apparition de la vie sur Terre il y a environ 3,8 milliards d’années, une très grande partie des espèces ayant existé ont disparu. Malheureusement, on dispose de plus en plus de preuves qui indiquent que les taux actuels d’extinction des espèces sont plus élevés que ceux constatés avant l’impact de l’Homme. Par exemple, en Océanie, environ 1800 espèces d’oiseaux se sont éteintes au cours des 2000 ans qui se sont écoulés depuis la colonisation humaine [4]. A partir de fossiles retrouvés et datés, il a été estimé que le taux “normal” d’extinction des mammifères sans activité humaine était de 2 extinctions pour 10 000 espèces en 100 ans. Ce taux est 10 à 100 fois plus faible que les taux d’extinction des vertébrés (les mammifères étant des vertébrés) constatés au cours du siècle dernier. Sans activité humaine, le nombre total d’espèces de vertébrés qui se sont éteintes au cours du siècle dernier aurait mis entre 800 et 10 000 ans pour disparaître [5] ! On observe donc bien une accélération sans précédent de la vitesse de disparition des espèces sous l’effet de l’activité humaine. Si ces tendances se poursuivent, les projections suggèrent que d'ici 240 ans, la Terre pourrait être confrontée à une sixième extinction de masse [6].

Taux d’extinction cumulatifs au cours du temps pour différents groupes d’espèces. Les taux d’extinction récents sont beaucoup plus importants que le taux “normal” sans activité humaine. Traduit de Ceballos, G. et al. Accelerated modern human–induced species losses: Entering the sixth mass extinction. Sci. Adv. 1, e1400253 (2015).

Distribution de la masse totale des êtres vivants sur Terre par groupe d’espèces. Gt C signifie gigatonnes de carbone. Une gigatonne équivaut à un milliard de tonnes. Traduit de Bar-On, Y. M., Phillips, R. & Milo, R. The biomass distribution on Earth. Proc. Natl. Acad. Sci. U.S.A. 115, 6506–6511 (2018).

Les paléontologues définissent les extinctions de masse comme étant des périodes où notre planète perd plus des trois quarts de ses espèces dans un intervalle de temps court à l’échelle géologique. De tels évènements ont déjà eu lieu 5 fois au cours de l’histoire de la Terre, la dernière extinction de masse il y a 65 millions d’années ayant provoqué la disparition des dinosaures.

Les principaux facteurs anthropiques responsables de la perte récente de biodiversité

Dans le cadre du rapport d’évaluation mondiale de la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), qui est l’équivalent du GIEC* pour le climat, des chercheurs ont examiné les études publiées depuis 2005 sur les causes de la diminution de la biodiversité [7]. Ils ont démontré que le changement d’utilisation des terres et des mers est le principal facteur responsable de la perte de biodiversité dans le monde. Un exemple frappant est la conversion des forêts en terres agricoles, ce qui entraîne une perte considérable de biodiversité. Juste derrière, en termes d’impact sur la biodiversité, se trouve l’exploitation directe des ressources naturelles, illustrée par des activités comme la pêche. La pollution arrive en troisième position. Les autres facteurs importants sont le changement climatique et les espèces invasives, telles que le frelon asiatique en France qui s’attaque aux abeilles.

Importance relative des principaux facteurs dans la perte de biodiversité en fonction du type d’écosystème. Le principal facteur responsable de la perte de biodiversité est le changement d’utilisation des terres/mers. Traduit de Jaureguiberry, P. et al. The direct drivers of recent global anthropogenic biodiversity loss. Sci. Adv. 8, eabm9982 (2022).

Bien que l’accent soit souvent mis sur le changement climatique au détriment de la crise que traverse la biodiversité, il existe en réalité une interdépendance profonde entre ces deux aspects. Comme on vient de le voir ci-dessus, le changement climatique est un des principaux facteurs responsable de la perte de biodiversité. Cela s’explique par son impact direct sur les êtres vivants qui ne supportent pas le changement de température et par ses conséquences sur les habitats naturels, rendant certains habitats inhospitaliers pour les espèces qui y vivent. Par exemple, la fonte des glaciers peut détruire les habitats des espèces polaires, tandis que l’augmentation de la température de l’eau affecte les récifs coralliens, essentiels pour de nombreuses espèces marines.

Dans l’autre sens, la perte de biodiversité peut avoir un impact sur le climat. C’est le cas notamment de la conversion des forêts en terres agricoles, qui entraîne une perte de biodiversité (les arbres et les espèces qui vivent dans la forêt) et en même temps libère le CO2 contenu dans les arbres et les empêche d’absorber le CO2 qu’ils auraient captés s’ils étaient restés vivants [8].

Quelles conséquences pour l’Humanité ?

Du fait de nos activités, la biodiversité dans le monde baisse à une vitesse sans précédent, c’est un fait. Mais, pourquoi devrions-nous chercher à inverser la tendance ? Pourquoi s’en préoccuper ? Quelle valeur a cette biodiversité pour nous ?

Tout d’abord, ces questions appellent une réflexion plus large sur la notion de valeur (voir notre article à ce sujet). En fait, la biodiversité nous procure un ensemble de services et de biens, monnayable ou non, qu’on appelle services écosystémiques*. Par exemple, la forêt produit du bois qui servira pour la construction et le chauffage. Plus de 2 milliards de personnes dépendent du bois pour répondre à leurs besoins énergétiques primaires. Les pollinisateurs ont un impact majeur sur les rendements agricoles en participant à la fécondation des plantes, 75% des cultures vivrières mondiales en dépendent [9]. Les écosystèmes de carbone bleu, tels que les mangroves et les herbiers marins, influencent les moyens de subsistance de millions de personnes en abritant une multitude d’espèces de poissons, ce qui soutient la pêche et le tourisme. Ils jouent aussi un rôle de barrière naturelle qui limite les effets des tempêtes, des inondations, de l’érosion et de l’élévation du niveau de la mer [10].

L’importance de la nature pour le bien-être humain est indéniable. Elle fournit nourriture, énergie et matériaux à des niveaux jamais atteints auparavant, mais cette production croissante menace la capacité de la nature à maintenir ces contributions à l’avenir. Actuellement, nous assistons à une diminution de la biodiversité plus rapide que jamais dans l’histoire de l’humanité.

Les ordres de grandeur à retenir, c’est que :

  • environ 2 millions d’espèces ont été décrites mais on estime qu’il en existe plus de 8 millions ;

  • le taux d’extinction des vertébrés au cours du siècle dernier a été 10 à 100 fois plus élevé que celui constaté sans activité humaine ;

  • si cette tendance se poursuit, d’ici à 240 ans, la Terre pourrait être confrontée à une sixième extinction de masse.

Antoine, doctorant en écologie

Glossaire :

Écosystèmes : ensemble des êtres vivants au sein d’un environnement qui interagissent entre eux et avec celui-ci.

GIEC : groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat.

Services écosystémiques : ensemble des services fournis à la société par les écosystèmes, comme par exemple la pollinisation.

Sources :

[1] https://www.mnhn.fr/fr/combien-y-a-t-il-d-especes-sur-terre#:~:text=%C3%80%20ce%20jour%2C%20environ%202,entre%208%20et%2020%20millions%20!

[2] Bar-On, Y. M., Phillips, R. & Milo, R. The biomass distribution on Earth. Proc. Natl. Acad. Sci. U.S.A. 115, 6506–6511 (2018).

[3] Bruno DAVID, À l’aube de la 6ème extinction, op. cit., p. 23.

[4] Steadman, David W. Extinction and biogeography of tropical Pacific birds. University of Chicago Press, 2006.

[5] Ceballos, G. et al. Accelerated modern human–induced species losses: Entering the sixth mass extinction. Sci. Adv. 1, e1400253 (2015).

[6] Barnosky, A. D. et al. Has the Earth’s sixth mass extinction already arrived? Nature 471, 51–57 (2011).

[7] Jaureguiberry, P. et al. The direct drivers of recent global anthropogenic biodiversity loss. Sci. Adv. 8, eabm9982 (2022).

[8] Seymour, F., & Busch, J. Why forests? Why now?: The science, economics, and politics of tropical forests and climate change. Brookings Institution Press (2016).

[9] https://www.ipbes.net/global-assessment

[10] Macreadie, P. I. et al. Blue carbon as a natural climate solution. Nat Rev Earth Environ 2, 826–839 (2021).