Les arbres sont-ils vraiment immortels ?

BIODIVERSITÉCLIMATENVIRONNEMENT

Elliot Lopez & Marie Bouchet

1/27/202413 min read

Arbre Mathusalem vieux de 5000 ans
Arbre Mathusalem vieux de 5000 ans

Les arbres nous fascinent, notamment grâce à leur grande longévité et leur architecture majestueuse et imposante. En Afrique francophone, les arbres à palabres permettaient aux gens de se rassembler à l’abri du soleil pour discuter des affaires du village et se raconter des histoires. Dans la mythologie nordique, Yggdrasil, - l’Arbre-Monde - porte les différents royaumes de la Création et offre aux plus chanceux des passages vers un monde nouveau. Dans le monde imaginé par Tolkien, les Ents sont des créatures à l’apparence d’arbres. Elles sont les plus anciennes habitantes de la Terre du Milieu et symbolisent la sagesse, la justice et la fécondité. Bref, cette figure de l’arbre vénérable est omniprésente dans nos mythes et coutumes, mais sur quoi se base-t-elle exactement ?

Qui sont les arbres ?

Nous ne pouvons répondre à cette question de la même façon que nous répondrions à la question “qui sont les humains” ? Facile, les humains appartiennent à l’espèce Homo sapiens et ont une branche rien que pour eux dans la théorie de l’évolution*. Dans cette théorie, on crée des ramifications pour symboliser les différentes espèces, tous les être vivants font donc partie de la même branche initiale, qui se sépare ensuite en plus petites ramifications au fur et à mesure que chaque espèce se différencie. Le comble des arbres, c’est qu'ils ne sont pas une espèce en soi, ni même une famille d’espèces, ils ne sont donc pas rassemblés dans une branche en particulier.

Être un arbre c’est plutôt se reconnaître dans un mode de vie : se différencier des autres plantes et pousser lentement, de manière verticale, afin de chercher le plus de lumière possible [2, 3]. D'après la définition des botanistes, les arbres sont réunis par un objectif commun : celui d’être une plante pérenne, dont la vie s’étale sur plusieurs années [4]. On est d'accord, c'est une définition très floue. Même s'ils nous entourent, les arbres, et en particulier les plus vieux, nous cachent encore beaucoup de secrets. Les plus anciens auraient vécu des milliers d’années. Parmi eux, l’arbre Prométhéus, un pin de Bristlecone recensé dans le Nevada, aurait été âgé d’au moins 4900 ans au moment de sa coupe [5]. Ces vieux arbres ont vu naître les premières civilisations en Mésopotamie (~ 3000 ans avant JC) et avaient déjà presque 3000 ans lorsque Cléopâtre VII régnait sur l’Égypte (de -51 à -30 avant JC, notre vidéo à son sujet ici)

La nature reprend ses droits à Angkor, Cambodge. Archive personnelle.

Détiennent-ils le secret de l’immortalité ?

Le biologiste Francis Hallé explique qu’une centaine d’espèces d’arbres en théorie immortels ont été recensés [6]. Ces arbres sont programmés pour se renouveler au cours du temps, ils ne vieillissent pas. De la même manière que la queue du lézard repousse lorsqu’on la coupe, les pommes repoussent chaque année sur les mêmes branches. Et plus globalement, tout l’arbre est capable de se renouveler pour garder sa première jeunesse ! Si ces arbres meurent, c’est à cause de facteurs extérieurs comme un incendie, la foudre ou un bûcheron. Donc ces arbres seraient en quelque sorte immortels.

Allée des baobabs à Madagascar, avec ses arbres de 30 m de haut et vieux de plus de 800 ans. Photo prise par Beth Moon et publiée dans son livre “Ancient trees, Portraits of Time” [1].

L’arbre Mathusalem, un pin de Britlescone âgé de près de 4600 ans en Californie. Photo prise par Piriya Photography (Getty Images).

Les arbres sont de formidables alliés pour la lutte contre le changement climatique

Ces arbres ont aussi d’autres propriétés uniques. Comme nous, ils sont capables de respirer, notamment la nuit ou l’hiver. Mais ce qui fait leur particularité, c’est la photosynthèse*. Cette propriété leur permet de capter le CO2 de l’air [13] et de l’absorber afin de le transformer en oxygène et en nutriments, en utilisant de l’eau, du soleil, et une molécule très connue : la chlorophylle*. Cette molécule donne aussi aux feuilles leur couleur verte caractéristique. Les arbres respirent toute l’année, mais ce qui leur permet de grandir au printemps et en été, c’est bien la photosynthèse. En automne, la photosynthèse ralentit, la chlorophylle diminue, les feuilles deviennent oranges, et tombent pour l’hiver. Ce cycle permet aux arbres d’absorber de grandes quantités de CO2, pour un total de près de 16 milliards de tonnes chaque année [14]. Cette capacité de stockage leur permettrait d’absorber facilement les émissions annuelles des États-Unis par exemple [15].

Les arbres forment une gigantesque armée de près de 3000 milliards d’individus (voir notre vidéo dédiée à l'estimation du nombre d'arbres sur Terre ici), mais chacun ne contribue pas autant à l’effort collectif. En effet, les vieux arbres sont les plus performants pour capter du CO2. Ainsi, 75% du carbone capturé par un arbre le sera dans la deuxième moitié de sa vie, et près de 45% pendant le dernier quart [16]. La capture de CO2 augmente donc avec l’âge de l’arbre, ce qui montre l’importance des vieilles forêts, qu’on appelle les forêts primaires (voir notre vidéo sur l'absorption de GES par les forêts ici). Ceci pourrait notamment s’expliquer par le fait que les plus vieux arbres sont souvent les plus hauts, et ont donc un accès privilégié au soleil pour booster leur photosynthèse. Une autre explication serait que la sélection naturelle amène les arbres les plus performants dans leur photosynthèse à survivre, et donc les vieux arbres sont déjà sélectionnés depuis des générations et sont super efficaces. Enfin, certains articles montrent que les vieux arbres sont moins sensibles aux petites variations environnementales que les jeunes, ce qui favorise aussi leur pérennité.

Prélèvement d’échantillons sur un arbre permettant d’observer l’empilement des cernes au fil des ans [12].

Les ordres de grandeur à retenir, c’est que les arbres les plus vieux du monde ont environ 5000 ans, et que ce sont eux qui capturent le plus de CO2, puisque près de 75% du carbone est capturé dans la deuxième moitié de vie d’un arbre, et même 45% dans le dernier quart !

Marie, doctorante en paléoclimatologie et glaciologie

Elliot, doctorant en interface chimie-biologie

Glossaire :

Théorie de l'évolution : Théorie amorcée au cours du XIXème siècle par Charles Darwin qui soutient que les êtres vivants évoluent du fait de mutations aléatoires du génome qui leurs permettent de se différencier en espèces différentes lorsque de nouvelles caractéristiques phénotypiques sont obtenues ou perdues.

Méthylase : Protéine présente naturellement chez chaque animal qui a pour fonction d'inactiver certains gènes inutiles dans un groupe de cellules, via l'ajout de fonction "méthyle" sur les brins d'ADN. Cette action irréversible peut aussi être effectuée à tort, la quantité d'ADN méthylé augmente donc constamment au cours de la vie et permet de faire une estimation approximative de l'âge de l'individu concerné en regardant son taux de méthylation.

Photosynthèse : Phénomène biologique ayant lieu en parallèle de la respiration chez les plantes, qui leur permet de produire de la matière organique pour grandir à l'aide de CO2 et d'eau, en utilisant l'énergie solaire grâce à une protéine qui convertit cette énergie en énergie chimique, la chlorophylle.

Chlorophylle : Molécule (ou famille de molécule) contenue dans les cellules des plantes et impliquée dans la photosynthèse. Cette molécule est capable de déclencher une réaction chimique lorsqu'elle capte de l'énergie solaire. Elle est également responsable de la teinte verte des plantes.

Sources :

[1] Rombier, J. (2016) Arbres centenaires : des trésors de biodiversité. Geo.fr

[2] Hamer, A. (2022) Do trees exist (scientifically speaking)? Livescience.com

[3] Ehrenberg, R. (2018) What makes a tree a tree? Knowablemagazine.org

[4] Kuhns, M. (2021) What is a tree? Utah State University, Forest State Extension. extension.usu.edu

[5] Ofgang, E. (2023The oldest tree in the world (and the 7 runner-ups) Livescience.com

[6] Hallé, F. (2013) Un playdoyer pour l'arbre. https://www.youtube.com/watch?v=ZPpYHN-hfDc&t=2162s

[7] Henry, JP. (2023) Epigénétique et vieillissement. Med. Sci. (Paris) 39, 732-737. 

[8] Ogneva, Z.V., Dubrovina, A.S. and Kiselev, K.V. (2016Age-associated alterations in DNA methylation and expression of methyltransferase and demethylase genes in Arabidopsis thaliana.  Biol. Plant. 60, 628-634, doi : 10.1007/s10535-016-0638-y.

[9] Chambers, J.Q., Higuchi, N., and Schimel, J.P. (1998) Ancient trees in Amazonia. Nature 391, 135-136, doi : 10.1038/34325.

[10] Carassou, S. (2019) Le Mystère de l'Expansion des Tropiques, https://www.youtube.com/watch?v=zqMmRdsK5WM

[11] Carrey, D.R. (1965An Ancient Bristlecone Pine Stand in Eastern Nevada. Ecol S America, doi : 10.2307/1934900.

[12] Hanacek, N. (2023) How do you measure the age of a tree? nist.gov.

[13] Norman, C. and Kreye, M. (2023) How forests store carbon? PennState Extension. extension.psu.edu

[14] Harris, N.L., Gibbs, D.A., Baccini, A., et al. (2021) Global maps of twenty-first century forest carbon fluxes. Nat. Clim. Chang. 11, 234-240, doi : 10.1038/s41558-020-00976-6

[15] Ritchie, H. and Roser, M. Our World in Data: https://ourworldindata.org/co2/country/united-states

[16] Köhl, M., Neupane, P.R., and Lotfiomran, N. (2017) The impact of tree age on biomass growth and carbon accumulation capacity: A retrospective analysis using tree ring data of three tropical tree species grown in natural forests of Suriname. PLoS ONE 12(8): e0181187 doi : 10.1371/journal.pone.0181187.

[17] Büntgen, U., Krusic, P.J, Piermattei, A., et al. (2019) Limited capacity of tree growth to mitigate the global greenhouse effect under predicted warming. Nat. Commun. 10, 2171, doi : 10.1038/s41467-019-10174-4.

[18] Cannon, C.H., Piovesan, G., and Munné-Bosch S. (2022) Old and ancient trees are life history lottery winners and vital evolutionary resources for long-term adaptive capacity Nat. Plants 8, 136-145,https://doi.org/10.1038/s41477-021-01088-5

Cette caractéristique les oppose à nous, les humains, qui, au contraire, vieillissons et finissons par nous éteindre sans qu’aucun facteur extérieur ne soit nécessairement impliqué. La responsable, elle est à l’intérieur : une substance appelée méthylase* qui est présente chez la plupart des animaux. Son travail, c’est de venir sélectionner les gènes utiles au bon fonctionnement de notre corps, et “d’éteindre” les autres, ceux qui sont inutiles. Le problème, c’est qu’à mesure que nous vieillissons, la méthylase se trompe, et éteint des gènes utiles de manière irréversible [7]. Plus notre âge avance, et plus ces erreurs sont nombreuses. Notre ouïe se détériore, nos réflexes s’amenuisent, nous digérons moins bien les aliments. En bref notre corps montre des signes de fatigue qui traduisent notre vieillissement.

Au début, les scientifiques pensaient que c’était pareil pour les arbres, mais l’équipe du chercheur Mario F. Fraga de l’université d’Oviedo en Espagne, qui s’est penchée de longues années sur ce sujet, a suggéré que ce n’était pas le cas ! D’après leurs travaux, les arbres secrètent une autre substance, la déméthylase, qui fait exactement l’inverse. Elle réveille les gènes éteints et permet donc aux arbres de constamment se renouveler [8] ! La déméthylase s’activerait lors de l’ouverture des bourgeons, réveillant les gènes des arbres, qui entameraient alors chaque nouveau printemps avec une collection de gènes toute neuve. C’est là que résiderait le secret de leur immortalité.

Les arbres témoignent de l’histoire ancienne de la planète

Au fur et à mesure qu’ils prennent de l’âge, les arbres ne cessent de croître. Au cours d’une année, ils empilent des fines couches de matière, juste derrière la couche protectrice de l’écorce. La matière accumulée constitue un anneau de bois appelé cerne. Puis, l’arbre rentre dans une phase de repos pendant l’hiver, qui est repérable par une trace plus foncée qui sépare chacun de ces cernes. Pour regarder ces cernes de plus près sans couper l’arbre, les scientifiques prélèvent des petits échantillons cylindriques (voir schéma). Il suffit alors de compter les cernes de l’arbre pour connaître son âge. Cette méthode s’appelle la dendrochronologie. En pratique il y a parfois des complications, par exemple lorsque les cernes sont extrêmement fins (imaginez le pauvre scientifique qui a du compter les 4862 cernes de l’arbre Prometheus dans les années 50), ou lorsque le bois n’est pas assez bien conservé. Les scientifiques utilisent alors d’autres méthodes comme la datation au carbone 14 [9].

Au cours d’une année, les conditions météorologiques (température, humidité, vent) affectent la croissance de chaque cerne et modulent son épaisseur, sa couleur, sa texture, et sa composition chimique. Par exemple, des températures plus chaudes donnent des cernes plus épais. L’étude de ces variations observables d’un cerne à l’autre permet aux scientifiques de repérer les années les plus humides ou les plus chaudes par exemple. Cette étude est appelée dendroclimatologie et permet de reconstruire les conditions climatiques du passé [10].

Plus les arbres sont anciens, plus ils fournissent des informations précieuses sur les variations du climat sur une longue période de temps. C’est avec cette idée en tête, que le jeune chercheur Donald R. Currey a prélevé de nombreux échantillons sur le vieux pin Prométhéus [11]. Le climatologue espérait trouver dans ces échantillons des traces témoignant d’épisodes de froid intense ayant marqué l’histoire du climat local. Notamment, le petit âge glaciaire, qui a affecté la région de l’Atlantique Nord du XIVème au XIXème siècle.

Capture de gaz à effets de serre (GES) par les forêts entre 2001 et 2019, en megatonnes de CO2e par an. L’absorption de GES est différente selon le type de forêt concernée, mais toutes les forêts absorbent du CO2, et les plus vieilles sont les plus efficaces. [14]

Avec le changement climatique, les arbres sont exposés à des variations environnementales plus fréquentes, et à une augmentation globale de la température. Pour la plupart des espèces d’arbres connues, cette augmentation de température accélère leur croissance. Des chercheurs ont donc étudié l’effet de cette accélération sur la capacité des arbres à capter du CO2 pour grandir [17]. Par analogie avec les animaux, les arbres au métabolisme le plus rapide sont généralement ceux qui vivent le moins longtemps, et les vieux arbres fonctionnent avec un rythme ralenti. Trois hypothèses sont alors possibles, la réalité étant probablement un mélange entre ces situations :

  • Les arbres grandissent plus vite et atteignent plus vite leur taille finale. Puis ils se mettent en “dormance”, c’est-à-dire qu’ils conservent leur taille finale jusqu’à leur mort. Ils meurent donc à la même taille et au même âge qu’avant : hypothèse “âge fixe”.

  • Les arbres grandissent plus vite tout au long de leur vie et vivent aussi longtemps, ils atteignent donc des tailles plus hautes, et captent davantage de C02 pour grandir. Ils meurent au même âge, mais plus haut qu’avant : hypothèse “plus haut”.

  • Les arbres grandissent plus vite et atteignent plus vite leur taille finale avant de mourir. Ils meurent donc plus tôt qu’avant, mais à la même taille : hypothèse “plus vite”.

Ce que cette équipe de chercheurs a montré, c’est que les données récoltées favorisent la troisième option, conduisant à des rythmes de vie accélérés pour les arbres sous l’influence du changement climatique. Ils supposent que le rythme de renouvellement des arbres dans les forêts va augmenter, sans pour autant augmenter la quantité totale de carbone stockée par les arbres. Les arbres sont donc nos alliés dans la lutte contre le changement climatique, mais attention à ce qu’ils ne souffrent pas trop de ce combat acharné, ce qui réduirait leur efficacité !

Différentes hypothèses pour décrire l’adaptation de la croissance des arbres au changement climatique, et notamment au réchauffement. Avec des températures moyennes qui augmentent, les arbres vont globalement grandir plus vite. [17]

Conclusion : protégeons nos arbres !

En conclusion, les arbres sont des êtres vivants durs à définir car ils se caractérisent par une incroyable diversité. Ils en tous en commun une capacité à prospérer dans le temps et à croître de manière ralentie, ce qui en fait des témoins exceptionnels de tous les évènements climatiques qu’ils traversent. Notamment, une étude de leurs cernes permet de remonter à des informations sur la température ou les précipitations ayant eu lieu il y a plusieurs centaines d’années. Les vieux arbres sont aussi des témoins uniques de l’adaptation naturelle, puisque de multiples espèces animales et végétales sont venues coloniser leur tronc, leur écorce, et leurs branches, pour créer un écosystème irremplaçable. Ils sont les garants du patrimoine génétique de leur espèce qu’il est vital de préserver, et sont enfin de formidables acteurs dans la lutte contre le changement climatique grâce à leur capacité à capter du CO2 et à l’utiliser pour grandir. Préserver et restaurer les arbres anciens partout dans le monde, au cœur des forêts anciennes comme dans les minuscules îlots de nature ou encore le long des routes, est un objectif urgent pour un avenir durable. Le mot d’ordre semble clair, il faut protéger nos forêts, et tout particulièrement les vieux arbres. Il faut aussi faire des efforts pour mieux comprendre leur fonctionnement, et leur contribution à la capacité d’adaptation des forêts au changement climatique [18].