Le prix de la nature : quelle valeur pour nos forêts ?

BIODIVERSITÉCLIMATÉCONOMIEENVIRONNEMENT

Charlotte Janson & Antoine Le Vilain

1/20/202412 min read

L’été 2023 s’est distingué, comme les années précédentes, par une série de feux de forêts dévastateurs à travers le monde [1], capturant l’attention médiatique et suscitant l’émoi du public. Cette importante médiatisation ainsi que l’émotion provoquée, ont non seulement mis en lumière les conséquences du changement climatique [2], mais traduisent également un attachement pour la forêt et donc une valorisation plus ou moins consciente de celle-ci dans l’imaginaire collectif.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la plupart des pertes de forêts ne sont pas dues à des événements accidentels, tels que les incendies. En réalité, les principales raisons derrière la déforestation sont, par ordre d’importance, le changement d’utilisation des terres, souvent pour l’agriculture, suivi de la sylviculture, et enfin des feux de forêt [3]. Cette destruction des forêts n’entraîne pas seulement la libération du CO2 emmagasiné dans les arbres, mais elle empêche également ces mêmes arbres, maintenant disparus, d’absorber le CO2 qu’ils auraient captés s’ils étaient restés vivants. Cette double conséquence a un impact loin d’être négligeable puisque si la perte de forêts tropicales était un pays, il se classerait au troisième rang en termes d’émissions de CO2e, derrière les Etats-Unis et la Chine, devant l’Union européenne [4] !

Alors, si la forêt a tant de valeur à nos yeux, pourquoi continue-t-on délibérément de déforester ? Quels sont les bienfaits offerts par la forêt qui justifient la grande valeur que nous lui attribuons ? Pour répondre à ces questions, il est important de se plonger dans l’histoire pour mieux comprendre l’évolution de la déforestation au fil du temps et ainsi saisir les enjeux et les défis que la forêt rencontre aujourd’hui.

L’humanité déforeste depuis toujours

On imagine souvent que la déforestation est une problématique récente alors que depuis sa sédentarisation il y a environ 10 000 ans, l’humanité a déforesté en continu pour étendre ses terres agricoles à des fins alimentaires. On estime qu’environ un tiers de la forêt a été détruite depuis. Ce phénomène s’est accéléré au cours du siècle dernier puisqu’en un peu plus de 100 ans, le monde a perdu plus de forêts qu’au cours des 9900 années précédentes ! [5]

Lorsque l’on regarde plus finement à l’échelle des pays ce qu’il se passe, on constate qu’après avoir diminué pendant des milliers d’années, la surface occupée par la forêt dans les pays développés* augmente depuis quelques centaines d’années. Actuellement, en France, la forêt grandit tous les ans ! Au contraire, dans les pays en développement*, la surface forestière a diminué de manière continue jusqu’à aujourd’hui. Il semblerait donc que l’évolution du couvert forestier d’un pays soit corrélée à son niveau de développement économique*. Le graphique ci-dessous illustre ce phénomène de manière frappante. Au Brésil, entre 1990 et 2020, la superficie des forêts a connu une diminution alarmante, passant de 70,5% à 59,4%. En revanche, en France, durant la même période, la couverture forestière a augmenté de 26,4% à 31,5%.

Développement, commerce et déforestation

On appelle transition forestière la phase durant laquelle la tendance de l’évolution du couvert forestier* d’un pays s’inverse. Des chercheurs se sont intéressés aux causes de cette transition observée dans les pays développés et dans certains pays émergents. Il y en aurait deux principales en lien avec le développement économique. En fait, à mesure qu’un pays s’enrichit, le taux de croissance démographique* a tendance à ralentir et les rendements agricoles à s’améliorer grâce à la modernisation de l’agriculture, ce qui implique un moindre besoin de terres pour nourrir la population [6].

Une autre cause de la déforestation souvent évoquée dans le débat public est la mondialisation et la facilitation des échanges entre les pays, passant notamment par la réduction des droits de douane. Ouvrir le commerce au monde entier signifie avoir de nouveaux clients potentiels partout dans le monde, et cela peut donc inciter à couper plus de bois pour le vendre, ou surtout pour faire plus d’agriculture et en exporter les produits. Néanmoins, d’après une étude, l’impact d’une ouverture commerciale dépend de la situation initiale du pays. Pour les pays en développement, cela a pour conséquence d’accroître la déforestation, alors que pour les pays développés, la forêt gagne du terrain [7]. Cela s’explique par les avantages comparatifs respectifs de ces pays. En effet, d’après la théorie de l’avantage comparatif, dans un contexte de libre-échange, chaque pays a intérêt à se spécialiser dans la production pour laquelle il dispose de la productivité la plus importante. Les pays en développement disposent d’un avantage comparatif dans la production de produits agricoles, comme le soja, alors que les pays développés ont un avantage comparatif dans l’industrie et les services. Il en résulte qu’à la suite d’un accord de libre-échange des pays comme le Brésil vont se spécialiser dans l’agriculture pour l’exportation à destination de pays développés et donc déforester à cette fin.

La valeur marchande de la forêt : moteur principal de la déforestation

Il ressort de tout cela que la principale motivation pour déforester est la recherche du profit. En fait, les forêts disposent de ce qu’on appelle une valeur marchande, c’est-à-dire qu’elles produisent des biens et des services qui peuvent être vendus sur un marché. Il s’agit principalement du bois pour la construction, le chauffage ou encore la fabrication de papier. Toutefois, ce gain potentiel est souvent mis en balance avec l’éventuel gain financier à convertir la forêt en terres agricoles. Bien souvent, s’il est plus rentable de faire de l’agriculture, comme la culture de soja ou de palmiers à huile, la déforestation est privilégiée, au détriment de la protection de l’environnement.

Mesurer la valeur non-marchande de la forêt pour la préserver

Si on prend uniquement en compte la valeur marchande de la forêt, il peut être économiquement rentable de déforester. Cependant, la valeur de la forêt n’est pas uniquement marchande : est-ce que sa capacité à absorber du CO2 et à ralentir le réchauffement climatique n’est pas précieuse ? Est-ce que le plaisir qu’on a à aller se promener en forêt le dimanche pour ramasser des champignons n’a pas une certaine valeur ? C’est ce qu’on appelle les services écosystémiques* non-marchands rendus par la forêt. On ne paye pas ces services, et pourtant ils ont une valeur.

Le schéma ci-après permet de voir que les services rendus par la forêt sont nombreux, et que la plupart sont non-marchands, c’est-à-dire qu’on ne paye pas pour y avoir accès :

Les services écosystémiques contiennent généralement quatre grandes catégories : services culturels, d’approvisionnement, de régulation et de soutien.

Concrètement, depuis 2012, les grands projets d’investissement public (plus de 20 millions d’euros) doivent intégrer leur valeur socioéconomique, c’est-à-dire qu’ils doivent quantifier leur impact positif et négatif en considérant aussi la valeur non-marchande, comme par exemple l’impact sur la biodiversité [8]. Donner une valeur économique à la nature peut paraître absurde, mais il s’agit d’un outil puissant qui a pour but de faciliter les prises de décisions dans la conduite des politiques publiques, mais aussi de mieux indemniser en cas de catastrophes naturelles. Cela peut aussi donner un argument économique pour plaider pour la préservation des forêts, en augmentant leur valeur et en rendant plus discutable la rentabilité de la déforestation.

La valeur des services écologiques

Les forêts participent à fixer et à stocker du carbone (voir notre vidéo à ce sujet), et sont donc essentielles dans la lutte contre le dérèglement climatique. Elles nous procurent aussi de nombreux autres services qu’on qualifie d’écologiques, en augmentant la stabilité des sols ou en filtrant l’eau douce par exemple. Quantifier économiquement ces services rendus n’a pas grand intérêt en soi, mais permet de mieux rendre justice à la forêt, en mettant en lumière ce qu’elle nous apporte au quotidien et sur le long terme.

Comment quantifier économiquement ces services rendus ? Comme ces services ne s’achètent pas, il est par nature difficile de déterminer un prix. Néanmoins, des méthodes permettent de donner une valeur approximative. L’une d’elle consiste à trouver des équivalents marchands pour ces services, de façon à calculer les coûts que la forêt nous évite en existant. Par exemple, filtrer de l’eau se fait aussi via des stations d’épuration, donc on peut transposer le prix de filtration d’un litre d’eau par une station d’épuration à la forêt, et trouver un prix. Une autre méthode consiste à quantifier ce que nous coûterait de remettre en état un écosystème dégradé [8].

Il existe des dizaines de méthodes, qui donnent toutes des résultats un peu différents, surtout qu’il faut aussi prendre en compte le contexte social, géographique, économique. La valeur d’une rivière dans une zone particulièrement humide n’est pas la même qu’en milieu sec par exemple. Néanmoins, pour pouvoir prendre des décisions politiques claires, il faut choisir une valeur de référence : c’est ce qu’on appelle une valeur tutélaire*. Il existe ainsi des prix qui font la synthèse des différentes manières de mesurer, et qui ne prétendent pas refléter exactement la valeur de la biodiversité, mais qui permettent de la prendre en compte dans les décisions. Un rapport de 2009 propose ainsi une valeur de 115€ par hectare pour la fixation du carbone, 414€ pour le stockage du carbone, et 90€ pour la régulation de la qualité de l’eau [9].

La valeur récréative de la forêt

Avec environ 700 millions de visites par an [10], les forêts françaises constituent également un lieu de loisir incontournable. Plusieurs méthodes permettent d’en évaluer la valeur. La première, plus facile à mettre en œuvre mais moins précise, consiste à mesurer les coûts de ces visites. En additionnant le coût de mise en place des parkings, des sentiers de randonnées, de gestion des déchets, ou encore la réparation des dommages causés par le public par exemple, on peut approcher ce que coûtent ces visites tous les ans. Cette manière de mesurer sous-estime les apports de la forêt en termes de bien-être et le prix que les utilisateurs seraient prêts à payer pour y aller.

Il existe une autre façon de faire qui s’appelle la méthode des coûts de déplacement (MCD). Cette méthode consiste à approcher le prix maximal moyen qu’on serait prêt à accepter pour visiter une forêt, en étudiant le coût des déplacements pour ces sorties. Une étude a ainsi montré qu’en moyenne les Français sont prêts à dépenser 22€ par personne et par visite [11].

Si on ajoute ensemble tous les services non-marchands rendus par la forêt, de très nombreuses études s’accordent à dire qu’on obtient une valeur totale égale voire bien supérieure aux services marchands [8]. En d’autres termes, prendre en compte tous ces aspects non marchands comme les services écologiques et récréatifs permet de doubler la valeur de la forêt !

Les limites de la valorisation monétaire de la forêt

Au-delà des aspects écologiques et récréatifs de la valeur de la forêt, on peut aussi estimer qu’elle a une valeur intrinsèque, qui relève de l’affect, de la religion ou encore de la culture. On considère en ce sens que les choses n’ont pas besoin de rendre un service ou d’être utiles pour avoir une valeur, elles ont une valeur du simple fait d’exister. Il est possible d’essayer de donner une valeur économique à la satisfaction qu’on a de savoir que les forêts et la biodiversité qu’elles contiennent existent. Une des méthode consiste à évaluer le consentement à payer (CAP) des individus pour des programmes de protection des espèces, en leur demandant le prix qu’ils seraient prêts à mettre pour préserver une espèce en particulier. Néanmoins, toutes ces tentatives de quantification sont partielles [11], et les valeurs retenues sont le fruit d’âpres débats [12], ce qui doit amener à les relativiser.

De plus, il est vrai que la quantification peut constituer une aide pour prendre des décisions, mais elle ne suffit pas toujours, notamment quand on touche à des questions vitales. Les chiffres ne permettent pas de résumer tous les enjeux sous-jacents à un projet de déforestation, à prendre en compte l’ensemble de la valeur de la nature, et ici de la forêt. Un exemple frappant est celui de la forêt amazonienne. Cette dernière constitue l’habitat de plusieurs centaines de tribus, mais la déforestation et la pollution des eaux menacent leur survie [13]. C’est aussi l’endroit du monde où le plus grand nombre d’activistes pour la préservation de la nature sont tués chaque année, avec 39 morts en 2022 [14].

D’autres arguments sont souvent avancés pour souligner les limites de cette valorisation monétaire, comme les dangers de la marchandisation. En donnant un prix à tout ce que la nature nous apporte, cela peut donner l’impression qu’il est possible de la vendre sur les marchés, alors même que le but de la démarche est de la protéger [8].

Les ordres de grandeur à retenir, c’est que :

  • depuis sa sédentarisation il y a 10 000 ans, l’humanité a détruit un tiers de la forêt ;

  • le siècle dernier, le monde a perdu plus de forêts qu’au cours des 9900 années précédentes ;

  • la valeur monétaire de la forêt double si on prend en compte les services écosystémiques non marchands.

Charlotte, agrégée de sciences économiques et sociales, et doctorante en sociologie

Antoine, doctorant en écologie

Glossaire :

Pays développés : ensemble des pays ayant une économie forte avec des hauts revenus pour ses habitants, une bonne qualité de vie, des infrastructures modernes, et une éducation et des soins de santé accessibles.

Pays en développement : ensemble des pays en phase d’amélioration de leur économie, de leurs conditions de vie, de leur éducation et de leurs services de santé mais rencontrant encore des défis tels que des revenus plus faibles, des infrastructures moins développées et des problèmes sociaux ou politiques.

Développement économique : ensemble des transformations techniques, sociales, territoriales, démographiques et culturelles accompagnant la croissance de la production.

Couvert forestier : surface occupée par un peuplement forestier dans son ensemble.

Taux de croissance démographique : vitesse à laquelle la population d’une zone géographique donnée augmente (ou diminue) au cours d’une période spécifique.

Services écosystémiques : ensemble des services fournis à la société par les écosystèmes, comme par exemple la pollinisation.

Valeur tutélaire : valeur que la puissance publique recommande d’utiliser pour chiffrer la valeur de services environnementaux non marchands.

Sources :

[1] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/08/30/feux-de-foret-40-de-surfaces-brulees-de-plus-que-la-moyenne-en-europe-quatre-fois-plus-en-grece_6184256_4355771.html

[2] Abatzoglou, J. T. & Williams, A. P. Impact of anthropogenic climate change on wildfire across western US forests. Proc. Natl. Acad. Sci. U.S.A. 113, 11770–11775 (2016).

[3] Curtis, P. G., Slay, C. M., Harris, N. L., Tyukavina, A. & Hansen, M. C. Classifying drivers of global forest loss. Science 361, 1108–1111 (2018).

[4] Seymour, F., & Busch, J. Why forests? Why now?: The science, economics, and politics of tropical forests and climate change. Brookings Institution Press (2016).

[5] https://ourworldindata.org/deforestation

[6] Wolfersberger, J., Delacote, P. & Garcia, S. An empirical analysis of forest transition and land-use change in developing countries. Ecological Economics 119, 241–251 (2015).

[7] Leblois, A., Damette, O. & Wolfersberger, J. What has Driven Deforestation in Developing Countries Since the 2000s? Evidence from New Remote-Sensing Data. World Development 92, 82–102 (2017).

[8] Chevassus-au-Louis, Bernard, et al. Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes: contribution à la décision publique. No. 18. Ministère de l’Alimentation, de l'Agriculture et de la Pêche, 2009.

[9] Levrel, Harold. "Mesurer l’environnement." (2022).

[10] https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/sites/default/files/2023-03/datalab_100_bilan_environnemental_ed2021_mars2022_modifie_21mars2023.pdf

[11] Garcia, Serge S. et Jacob, Julien. La valeur récréative de la forêt en France: une approche par les coûts de déplacement. Revue d'Etudes en Agriculture et Environnement-Review of agricultural and environmental studies, 2010, vol. 91, no 1, p. 43-71.

[12] Brahic, Elodie et Terreaux, Jean-Philippe. Estimer la valeur économique de la biodiversité en forêt, difficultés et méthodes. Sciences Eaux & Territoires, 2010, no 3, p. 16-19.

[13] https://www.bbc.com/afrique/monde-59567075

[14] https://www.globalwitness.org/en/press-releases/almost-2000-land-and-environmental-defenders-killed-between-2012-and-2022-protecting-planet/).

Évolution de la part des terres émergées couvertes de forêts au cours du temps. On constate que la dynamique est différente en fonction du niveau de développement des pays. Les pays développés connaissent un regain de forêt récent alors que les pays en développement continuent de subir une déforestation. Source : Our World in Data.