Qui sont les écolos ?

ENVIRONNEMENTSOCIOLOGIE

Charlotte Janson

2/4/20248 min read

man in blue shirt sitting on sand during daytime
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Manger bio, végétarien, arrêter de prendre l’avion ou encore recycler, voilà des pratiques qui sont de plus en plus valorisées autour de nous ou dans les médias. Alors pourquoi font-elles partie du quotidien de certaines personnes mais pas de toutes ? Pourquoi certaines personnes sont-elles critiques de l’écologie, parlent d’”écologie punitive”, ou affirment que ce n’est “pas pour eux” ? Qui sont les “écolos” et pourquoi le sont-ils ?

Des différences de goûts selon ses caractéristiques sociales

Nous avons tous des goûts et des comportements différents. Plutôt mer ou plutôt montagne ? Chien ou chat ? Lecture ou jeux vidéo ? Nos préférences ne se forment pas au hasard, et c’est ce que montrent les travaux de Pierre Bourdieu. En effet, dans son ouvrage de 1979 intitulé La Distinction [1], il montre que tous les individus n’ont pas les mêmes pratiques*, et que cela s’explique en grande partie par leurs propriétés sociales, comme l’âge, le niveau d’éducation, le sexe, et tout ce qui nous définit socialement. Les filles et les garçons n’apprennent pas à aimer les mêmes jeux par exemple, et on n'est pas sensible au même type d’art si on a grandi dans une famille très diplômée ou non.


Pierre Bourdieu a représenté cette idée dans une célèbre figure intitulée “Espace des positions sociales et des styles de vie” [1], dont nous présentons ici une version simplifiée. Il s’agit d’une manière de décrire le monde social en fonction de deux éléments principaux que sont le capital économique* et le capital culturel* des individus. Il s’agit des ressources économiques (revenus, patrimoine) et culturelles (diplômes, savoirs, compétences…) que les individus peuvent mobiliser. Chaque profession regroupe des personnes qui ont environ le même capital économique et culturel. Par exemple, les instituteurs et institutrices ont la plupart du temps un capital économique assez faible et un capital culturel plutôt élevé. Les ingénieurs ont généralement beaucoup des deux, alors que les ouvriers spécialisés ont plutôt très peu des deux. Bourdieu met ensuite en lien la quantité de capital économique et culturel qu’on possède avec nos goûts. Ainsi, si on prend l’exemple des cadres de la fonction publique (entouré en rouge sur le schéma ci-dessous), on voit qu’ils ont plus de capital culturel qu’économique, mais aussi qu’ils pratiquent pour beaucoup d’entre eux des sports de montagne et la natation. De leur côté, les ouvriers spécialisés, qui ont généralement à la fois peu de capital économique et culturel, vont plus probablement aimer jouer à la belote. Il y a donc un lien entre la position sociale qu’on occupe (ici résumée par une profession) et nos goûts !

Cela ne veut pas dire que tous les ouvriers n’aiment pas la montagne ou les cadres la belote, seulement que c’est moins probable. C’est une manière de représenter de façon simplifiée le monde social, pour mieux comprendre ses dynamiques.

Ce qu’il faut retenir de ces travaux de Pierre Bourdieu, c’est que nos goûts et nos comportements ne sont pas le fruit du hasard, mais sont fortement liés au milieu dans lequel on a grandi et dans lequel on continue d’évoluer. Le capital économique et culturel n’expliquent pas tout, d’autres dimensions non prises en compte ici entrent en jeu (le sexe, l’âge, la génération, etc), mais ils permettent de représenter simplement le fonctionnement du monde social.

Certains sociologues, comme Matthieu Grossetête, s’inscrivent dans cette approche pour essayer de comprendre les pratiques écologiques des individus [2].

Adopter des pratiques écologiques : qui et pourquoi ?


Quelles sont les caractéristiques sociales des individus qui ont un goût pour l’écologie, qui évitent de prendre l’avion et qui recyclent leurs déchets par exemple ? Est-ce que ce sont des personnes socialement proches qui pratiquent l’ensemble des gestes écologiques ? Ou bien certains gestes sont-ils plus le fait de certains individus plutôt que d’autres ? Et qui sont les personnes qui n’ont pas de pratiques écologiques, ou bien sont réticentes au discours des écologistes ?

A partir de 49 entretiens auprès d’individus de diverses catégories sociales, Matthieu Grossetête a étudié les différences de pratiques écologiques [2]. Cela permet d’éclairer un paradoxe qui est que les individus des classes sociales supérieures sont à la fois ceux qui sont les plus réceptifs au discours écologique, et ceux qui polluent le plus (voir notre article à ce sujet) : en France, l'empreinte carbone des 10 % des ménages les plus riches est trois fois plus élevée que celle des ménages les 10 % les plus pauvres [3].

Trois autres sociologues, Philippe Coulangeon, Yoan Demoli et Maël Ginsburger ont travaillé sur cette question à partir de données statistiques, en cherchant s’il y avait un lien entre le type de mode de vie (sobre ou non) et le fait d’avoir une conscience écologique ou non [4].

Ces travaux mettent en évidence l’existence de groupes d’individus qui ont à la fois des positions sociales proches (avec un même volume de capitaux économiques et culturels), des pratiques écologiques et de consommation proches, mais aussi un même discours sur l’écologie [2, 4]. Nous allons reprendre les quatre groupes mis en évidence par Matthieu Grossetête [2], tout en y intégrant les analyses des trois autres sociologues.

1) Les pratiques écologiques ostentatoires

Les personnes ayant un capital économique et culturel élevé ont plutôt des pratiques écologiques qui leur permettent de conserver un mode de vie identique à s’il n’y avait pas de crise climatique. Elles ne font pas de l’écologie un synonyme de renoncement. Elles continuent d’avoir des SUV mais ce sont plutôt des SUV électriques ou hybrides par exemple. Elles vont aussi acheter bio, ou trier leurs déchets. Même si elles sont très équipées en biens durables ce n’est donc pas dans une perspective de sobriété.

On qualifie ces pratiques écologiques d’ostentatoires*, c’est-à-dire qu’elles permettent de montrer à tous son statut social et économique. Ce sont des personnes qui ont un patrimoine relativement important, qui sont diplômées et vivent plutôt dans des maisons très équipées. L’écologie est alors un moyen de se distinguer par rapport aux autres, de valoriser son mode de vie, sans pour autant réduire sa consommation ou moins polluer.

2) La sobriété valorisée

Les personnes à capital culturel élevé et économique faible présentent généralement les restrictions matérielles auxquelles elles font face sur un mode écologiste. La sobriété et le non gaspillage, qui peuvent être dictés par des contraintes matérielles, sont valorisés. Ce sont des personnes qui sont économes en énergie, pratiquent le covoiturage, mangent bio, et vivent plus souvent en appartement qu’en maison.

Finalement, ce sont des personnes critiques de la société de consommation et qui valorisent la sobriété via l’écologie, en la présentant comme bénéfique et choisie plutôt que subie. Elle leur permet de valoriser un mode de vie en partie contraint.

3) Les pratiques écologiques faibles


Pour les personnes à capital économique important et capital culturel faible, les pratiques écologiques sont faiblement adoptées, parce qu’elles ne sont pas compatibles avec leur mode de vie. Ainsi, à capital économique identique, la présence d’un capital culturel important favorise des pratiques écologiques.

Coulangeon, Demoli et Ginsburger parlent de leur côté d’un “consumérisme assumé” qui concerne 28% de leur échantillon. Cela concerne des personnes aisées, qui consomment beaucoup, utilisent les modes de transport les plus polluants comme l’avion, et vivent en très grande majorité dans des maisons [4].

4) La sobriété subie


Les personnes à faible capital économique et culturel font partie de celles qui ont le mode de vie le plus écologique, avec l’empreinte carbone la plus faible, et qui sont pourtant les moins réceptives au discours écologiste.

Cela recoupe la catégorie de la “frugalité sans intention” de Coulangeon, Demoli et Ginsburger qui correspond à 27% de leur échantillon [4]. Ces personnes ont un style de vie moins polluant que les autres, mais sont guidées par des principes économiques plutôt qu’écologiques. De ce fait, elles ont quand même des pratiques très peu écologiques comme le fait de manger beaucoup de viande rouge ou de rouler au diesel dans des voitures anciennes, mais comme elles consomment globalement moins, elles polluent relativement peu. Du fait de difficultés matérielles, “ne pas respecter l’environnement c’est aussi, pour certains, contester l’ordre social et politique” [2]. Les classes populaires ont un rapport assez pessimiste à l’avenir, ce qui peut expliquer ce désintérêt, voire ce rejet de l’écologie comme n’étant pas pour elles, et réservée aux personnes ayant plus de ressources qu’elles.

On pourrait donc dire qu’elles ont des pratiques écologiques malgré elles, et de ce fait elles ne sont pas ostentatoires et sont au contraire plutôt invisibles. Elles ont des logements plus petits, font moins de voyages, sont économes en énergie parce qu’elles cherchent à réduire leur facture, achètent plus souvent leurs vêtements d’occasion [2].

Le tableau suivant résume ces positionnements :

Source : Tableau librement inspiré de l’article de Matthieu Grossetête [2].

Conclusion

Les pratiques écologiques prennent différentes formes selon le groupe social auquel appartiennent les individus. Elles sont à la fois plus ou moins présentes et plus ou moins valorisées. Par exemple, chez les individus à fort capital économique et faible capital culturel, les pratiques écologiques ne sont généralement ni présentes ni valorisées, alors qu’ils ont un mode de vie plus polluant que les autres. Surtout, il y a un paradoxe important puisque les personnes qui valorisent ces pratiques sont parfois celles qui polluent le plus, et à l’inverse celles qui polluent le moins peuvent êtres fortement réfractaires au discours écologiste.

Les ordres de grandeur à retenir, c’est qu’en France :

  • l'empreinte carbone des 10 % des ménages les plus riches est trois fois plus élevée que celle des 10% des ménages les plus pauvres.

  • ¼ des Français environ ont un mode de vie sobre mais sont réfractaires à l’écologie

Charlotte, agrégée de sciences économiques et sociales, et doctorante en sociologie

Glossaire :

espace social : concept développé par Pierre Bourdieu pour penser la société comme un ensemble de positions sociales à la fois interdépendantes et concurrentes.

pratiques (en sociologie) : façons de faire, actions, qui s’inscrivent dans un espace social donné.

capital culturel : chez Pierre Bourdieu, ensemble des ressources culturelles qu’un individu peut mobiliser (diplômes mais aussi possessions culturelles comme des œuvres d’art ou connaissances accumulées au sein de la famille, avec des amis, en lisant des livres, écoutant de la musique, etc).

capital économique : chez Pierre Bourdieu, revenus et patrimoine économique d’un individu.

empreinte carbone, définition de l’INSEE : L'empreinte carbone représente la quantité de gaz à effet de serre (GES) induite par la demande d'un pays (consommation des ménages, des administrations publiques et des organismes à but non lucratif et les investissements), que les biens ou services consommés soient produits sur le territoire national ou importés.

consommation ostentatoire : concept de Thorstein Veblen (1899), permettant de désigner les pratiques de consommation de luxe servant à exhiber à tous son statut social ou économique.


Sources :

[1] : Bourdieu, Pierre. (1979) La Distinction

[2] : Grossetête, Matthieu. (2019). Quand la distinction se met au vert: Conversion écologique des modes de vie et démarcations sociales. Revue française de socio-économie, (1), 85-105.

[3] : Guivarch, Céline, Nicolas Taconet. (2020). Inégalités mondiales et changement climatique. Revue de l'OFCE, 165 (1), 35-70.

[4] Coulangeon, Philippe, Yoann Demoli, et Maël Ginsburger. (2023) La Conversion écologique des Français: contradictions et clivages. Puf


D'après Pierre Bourdieu et sa figure "Espace des positions sociales et des styles de vie" issue de La Distinction (1979) [1].