L'aviation durable, une entourloupe ?

CLIMATÉNERGIEENVIRONNEMENT

Lorentz Dutrievoz

1/7/202411 min read

ODG à retenir

Les carburants d'aviation durable (CAD) représentent un levier significatif de décarbonation du secteur aérien mais ne permettent pas du tout à eux-seuls de respecter les objectifs de l'Accord de Paris pour limiter le réchauffement planétaire bien en dessous de +2°C. La réduction du trafic aérien est indispensable pour rendre le plan de transition de l'aérien viable.

Prouesse technologique à fort impact environnemental

L'avion est une technologie qui nous a permis de considérablement accroitre notre capacité de mobilité. Cependant, une telle prouesse technologique est très coûteuse sur le plan environnemental. Le secteur mondial de l'aviation a émis 914 Mt de CO2eq en 2019 [1], principalement dues à la combustion du carburant. Cela correspond à 151% de l'empreinte carbone* française (604 Mt 2021) [2]. Une étude de Carbone 4 a montré que le secteur était responsable de 5,1% du réchauffement climatique anthropique entre 2000 et 2018 lorsque les effets hors CO2 (trainées des avions principalement) sont pris en compte [3]. En considérant la forte croissance prévue du trafic (+3%/an), le secteur de l'aviation se présente comme un service extrêmement polluant, avec des impacts futurs potentiellement importants pour nos sociétés.

Les carburants d’aviation durables constitueraient le principal levier d’action pour décarboner l’aviation

Depuis les objectifs établis par l'Accord de Paris sur le climat, les pays signataires doivent soumettre une stratégies de développement à long terme à faibles émissions de gaz à effet de serre. L'article 301 de la loi climat et résilience impose aux secteurs fortement émetteurs de gaz à effet de serre d’établir une feuille de route. En 2021, le secteur de l'aviation, représenté entre autres par l’IATA (International Air Transport Association) et l’ATAG (Air Transport Action Group) s'est engagé à réduire les émissions du secteur afin d'atteindre la “neutralité carbone” en 2050. Ces objectifs ont été renforcés par l'assemblé de l'Organisation de l’Aviation Civile Internationale (OACI) de 2022 [4].

Pour atteindre cet objectif, l'IATA préconise de jouer en grande partie sur trois leviers :

  • la réduction de la consommation de leurs avions,

  • la capture du CO2 émis (restant à compenser après la mise en place des autres leviers),

  • et le remplacement du carburant actuel utilisé, le kérosène, par des carburants alternatifs.

Les carburants d'aviation durables (les CADs), nommés SAF en anglais pour Sustainable Aviation Fuel, constituent le levier le plus prometteur et permettraient de réduire de 65% les émissions du secteur selon l’IATA. Nous expliquons, dans la suite de l'article, pourquoi se levier est en pratique peu réaliste, et que le secteur doit réduire le volume du trafic s'il souhaite se décarboner.

Les CADs ont besoin de carbone, d'hydrogène, et d'énergie

Les CADs représentent une gamme de carburant provenant de différentes sources non-fossiles, considérées comme étant durables, selon certaines réglementations et critères de production (i.e. réduction du CO2e sur le cycle de vie du carburant, compétition avec le secteur alimentaire réduit, etc. ) [5]. Ils sont constitués de trois intrants primaires : du carbone, de l'hydrogène et de l'énergie.

On distingue plusieurs types de CAD:

  • les bioCADs lorsque l'énergie est issue de la biomasse,

  • les e-CADs (ou carburant de synthèse) lorsque le carbone est capté de l'atmosphère et que l'hydrogène est produit par électrolyse (avec de l'électricité bas carbone),

  • et le e-bioCADs lorsque la biomasse est utilisée pour apporter le carbone et une partie de l'hydrogène. [6]

Les bioCADs sont produits à partir de différentes matières premières comme les huiles usagées, les résidus agricoles, les résidus forestiers, les déchets municipaux, les cultures intermédiaires, ou bien les gaz résiduels des industries, qui sont ensuite transformés selon différentes méthodes. La disponibilité de ces intrants est limitée.

Les e-CADs ne sont pas limités par la disponibilité de la biomasse ce qui leur confère un avantage mais ils dépendent d'une électricité devant être (abondante) et bas carbone.

La demande en biomasse dépasse largement sa disponibilité et le besoin en énergie est bien trop important

Comme mentionné précédemment, la production de ce carburant durable requiert

  • de la matière première pour les bioCADs (la source le carbone)

  • et de l'énergie (pour la transformation).

Pour estimer la faisabilité de décarbonation du secteur, nous pouvons calculer les ordres de grandeur des deux quantités mentionnées, nécessaires à une aviation durable.

Cette estimation se base sur des mesures de compensations* inférieure à 10 %.

Pour répondre à cette demande, il nous faut:

BEAUCOUP DE MATIÈRE PREMIÈRE

--> matière première : huiles usagées, résidus agricoles, résidus forestiers, déchets municipaux, cultures intermédiaires, cultures énergétiques dédiées, ou bien gaz résiduels des industries.

La bioénergie, énergie issue de la biomasse utilisée pour produire les CADs, joue un rôle important dans la décarbonation des différents secteurs grâce à ses faibles émissions de carbone. Les pouvoirs publics doivent partager ces ressources entre le chauffage résidentiel et tertiaire, la production de bio-gas, le transport maritime et routier, et autres.

Avec les pertes de transformation, la quantité de matière première nécessaire pour la production de 400 Mt/an de bioCAD est de 1 333 Mtep/an* de bioénergie [6] soit 63% des bioénergies disponibles en 2050, tous usages confondus [8]. Ces ressources font l'objet de fortes compétitions d'usages entre les utilisations historiques et les secteurs contraints aux mêmes exigences de décarbonation. Pour comparer, l'Agence Internationale de l'Energie prévoit une répartition de seulement 14% de la bioénergie pour les biofuels, le reste des bioénergies étant utilisées pour l'électricité, les industries, le biogas, etc. En 2050, l'aviation perçoit la moitié des biofuels selon les projections zéro-carbone de l'AIE [8] (le reste est réparti entre les autres modes de transport), signifiant que le secteur de l'aviation ne pourra, en pratique, avoir accès qu'à seulement 7% des bioénergies, soit 148 Mtep (comparé aux 1 333 attendues). Ainsi, les bioCADs ne peuvent répondre qu'à seulement 11% de la demande en carburant de l'aviation en 2050.

Donc la demande en bioénergie de l'aviation cumulée aux autres secteurs excède largement la disponibilité des ressources.

Des estimations, portées par l'Académie des Technologies, sur la disponibilité de la biomasse révèlent que dans les scénarios les plus optimistes, la biomasse ne pourrait satisfaire que 20% des besoins français en CAD, en considérant aussi les e-bioCADs [6]. La redistribution des ressources fera donc l'objet d'importantes discussions. Le potentiel des bioCADs sera lilmité à partir de 2030-35, les e-CADs devront alors prendre le relais.

BEAUCOUP D'ÉLECTRICITÉ (mais vraiment beaucoup)

La disponibilité de la biomasse étant limitée, la production de CAD devra dépendre principalement des e-CADs et idéalement des e-bioCADs pour continuer de répondre à la demande de l'aérien.

La production de 400 Mt/an de e-CAD nécessiterait 14 000 TWh d'électricité par an [6], ce qui correspond à la moitié de toute l'énergie électrique produite dans le monde aujourd'hui [9]. Dans l'éventualité où l'aérien français mobilise 10% de la biomasse disponible avec laquelle peuvent être produits des e-bioCADs (seuil déterminé par la Commission européenne dans la directive ReFuelEU), il serait tout de même nécessaire de produire l'équivalent de plus de 160 TWh d'électricité, soit 1/3 de toute la production électrique française en 2020 [10].

Cette électricité doit être verte, donc non issue de la combustion de charbon par exemple, si l'on veut conserver les mérites des biocarburants. À titre de comparaison, l'électricité européenne est très carbonée (275 gCO2/kWh) [6] et devrait passer sous le seuil de <20 gCO2/kWh. Cela signifie que:

  • il nous faut décarboner fortement l’électricité à minima à l’échelle européenne

  • et monopoliser une grande partie de toute l'énergie électrique mondiale actuelle seulement pour l'aviation.

Par ailleurs l'Agence Internationale de l'Energie [11] anticipe une augmentation mondiale de la demande en électricité d'ici 2050 de 75% à 150% de plus qu'aujourd'hui, ce qui engendrera une importante pression additionnelle sur l'approvisionnement du réseau.

Petite note : si nous combinons les bioCADs avec les e-CADS, le besoin énergétique reste trop important.

Si le secteur monopolise les ressources en biomasses nécessaires pour produire des CADs (plafonnées à 20% de la demande), il sera nécessaire de produire les autres 80% par des e-CADs. Cela correspond tout de même à 12 000 TWh (rappel: production mondiale électrique = 28 000 TWh).

Bon, pour résumer, produire ces carburants requiert des quantités de ressources qui sont loin d'être mobilisables. Si toutefois le secteur monopolise les ressources nécessaires pour la production de ces CAD, aux dépens des autres secteurs, qu'en sera-t-il des émissions du secteur ?

Exercice de pensée : en se basant sur les technologies actuelles, avec les scénarios les plus optimistes, est-il possible de décarboner le secteur ?

Les précédents paragraphes se basent sur beaucoup d'hypothèses plus ou moins réalistes, comme par exemple la maturité des technologies, ou bien les choix des politiques. Pour essayer de mieux comprendre les enjeux du secteur, nous pouvons calculer les émissions du secteur avec les technologies d'aujourd'hui (de biocarburant) et toutes les meilleures hypothèses. En effet, les technologies e-CADs sont pour l'instant loin d'être capables de répondre à la demande notamment car l'origine de l'électricité est très carbonée. Entre autres, les bioCADs pourraient déjà permettre une réduction de 80% des émissions, si la biomasse venait à suffire.

Nous imaginons donc une superbe nouvelle flotte d'avions conçu par Tony Stark, ou Elon Musk. Plus précisément, on émet les hypothèses suivantes. Nous considérons:

  • une nouvelle flotte d'avion très performants : une réduction de 54% de la consommation de carburant entre 2020 et 2050 (soit un progrès de -2.5%/an), et la capacité d'être alimentés par 100% de CAD.

  • la plus propre production de bioCAD aujourd'hui : les huiles usagées (réduction de 80% des émissions)

  • que toute la quantité de biomasse (huiles usagées) nécessaire pour créer ce carburant est disponible

ALORS, QUID DES ÉMISSIONS ?

Dans l'hypothèse de l'IATA, le flux aérien double en 2050 (par conséquent les émissions doublent aussi). Cependant, grâce au progrès technologique, la consommation en carburant n'augmenterait que d'un facteur de 1,3. En conséquence, les émissions seraient de ~1200 Mt CO2eq en 2050. Si tous les avions sont alimentés par des CADs (provenant des huiles usagées), il est possible d'envisager une réduction des émissions de 80%.

DONC, avec une nouvelle flotte d'avion très performante et très éco-responsable, le secteur génère 240 Mt de CO2eq, soit une réduction de 70% par rapport aux émissions actuelles.

Par comparaison, cela représente environ 40% des émissions françaises actuelles.

Actuellement, le secteur de l'aviation compte sur le troisième levier, la capture du CO2, et la compensation carbone pour réduire ses émissions. Une capture efficace de ce CO2 nécessiterait de capturer (par an) une quantité de carbone 5.8 fois plus grande que ce qu’il a été possible de capturer mondialement en 2022 (AIE). Il en résulte que, dans des scénarios optimistes pour 2050, le secteur de l'aviation demeure une source de pollution très importante.

Les travaux de Carbone 4 relèvent qu'en sommant toutes les avancées des différents leviers de décarbonation (efficacité technologique, et carburants alternatifs), le secteur devrait encore réduire ses émissions de 30%. Les auteurs concluent que le seul levier restant qui permet de réussir la transition est la réduction du trafic aérien [3].

Conclusion

Le secteur de l'aviation projette une demande de carburant d'aviation durable de 400 Mt en 2050. Cependant, le secteur fait face à des enjeux critiques :

  • la mobilisation d'une quantité suffisante de biomasse

  • l'approvisionnement en abondance d'une électricité fortement décarbonée

  • et la réduction des émissions non-évitables

La solution à ces trois enjeux nécessite des efforts herculéens. D'autres enjeux, non-mentionnés dans cet article, tel le prix du biocarburant (2 à 8 fois plus cher que le kérosène aujourd'hui) [12], ou les enjeux commerciaux et la prise de décision politique freinent les évolutions des CADs. Au vu des estimations données dans cet article qui sont basées sur un ensemble d'hypothèses extrêmement optimiste, il est clair que le levier technologique ne permettra pas une réduction suffisante des émissions du secteur de l'aviation.

La décarbonation de l'aviation ne peut se faire sans une réflexion systémique qui engage non seulement le secteur professionnel, les pouvoirs publics mais aussi les citoyens car selon les projections scientifiques, la réduction du trafic aérien est l'unique option viable qui pourrait fortement réduire les émissions de l'aviation. Ce dernier levier est pourtant absent de tous les travaux des experts du secteur.

Les annonces d'Emmanuel Macron sur les nouveaux fonds de financement destinés à la décarbonation du secteur remettent en question notre gestion des ressources, qu'il s'agisse de biomasse, d'électricité, mais aussi de temps, et d'investissements dans un futur qui devra évoluer rapidement. L'enjeu est crucial pour le secteur de l'aviation, et les réponses sont urgentes mais les efforts consentis pourraient servir à d'autres secteurs comme par exemple la mobilité urbaine ou interurbaine. Préférons-nous disposer de moyens durables pour les déplacements essentiels du quotidien accessibles à tous, ou souhaitons-nous poursuivre nos recherches pour contenter les activités, généralement ludiques, de quelque-uns ? (article : Qui réchauffe la planète ?). Autant de questions qui nous laissent méditer sur nos choix de société.

Glossaire:

CAD : carburant d'aviation durable

empreinte carbone = émissions nationales + émissions importées - émissions exportées

(e.g. un français se voit attribuer le CO2 d'un téléphone importé de chine, mais pas celles des émissions exportées comme l'électricité produite en France et distribuée en Suisse).

intrants: Élément entrant dans la production d'un bien.

mesures de compensations: mesure en faveur de l'environnement permettant de contrebalancer les dommages qui lui sont causés par un projet et qui n'ont pu être évités ou limités par d'autres moyens.

Unité

CO2eq: equivalent carbone

EJ : exajoule = 10^18 J

MJ : megajoule = 10^6 J

Mtep : Megatonne equivalent pétrole (c'est une énergie : 1 tonne équivalent pétrole = 7,33 barils de pétrole)

Mt : mégatonne (1 million de tonne)

TWh: terawatt heure = 1 milliard de kWh

Références:

[1]: “Facts & Figures.” ATAG, www.atag.org/facts-figures/.

[2]: “L’empreinte Carbone de La France de 1995 à 2021.” Données et Études Statistiques, Ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, 2022, www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/lempreinte-carbone-de-la-france-de-1995-2021.

[3]: Amant, et al. “Les Idées Reçues Sur l’aviation et Le Climat: Carbone 4.” Carbone 4 - Précision et Ambition Climatique, 2022, www.carbone4.com/analyse-faq-aviation-climat.

[4]: “Feuille de route de décarbonation de l'aérien” Ministères Écologie Énergie Territoires, 2021

[5]: European Union Aviation Safety Agency, 2019, European Aviation Environmental Report.

[6]: Appert, Olivier, et al. février 2023 ed., Académie Des Technologies, Paris, 2023, La Décarbonation Du Secteur Aérien Par La Production de Carburants Durables.

[7]: “Waypoint 2050” ATAG, 2021. https://aviationbenefits.org/media/167417/w2050_v2021_27sept_full.pdf

[8]: “Net Zero Roadmap - A Global Pathway to Keep the 1.5 °C Goal in Reach” IEA, 2023

Section bioénergies: https://www.iea.org/articles/what-does-net-zero-emissions-by-2050-mean-for-bioenergy-and-land-use

[9] Hannah Ritchie and Pablo Rosado (2020) - “Electricity Mix” Published online at OurWorldInData.org. Retrieved from: 'https://ourworldindata.org/electricity-mix'

[10]: “Électricité” Chiffres clés de l'énergie, Ministère de la transition écologique, 2021

[11]: IEA (2022), World Energy Outlook 2022, IEA, Paris https://www.iea.org/reports/world-energy-outlook-2022, License: CC BY 4.0 (report); CC BY NC SA 4.0 (Annex A)

[12]: Pavlenko, Nikita, et al. March 2019 ed., International Council on Clean Transportation, 2019, The Cost of Supporting Alternative Jet Fuels in the European Union.

Lorentz - Master en énergie EPFL

Dans le scénario où le trafic aérien continue de croître, l'ATAG anticipe une demande de 400 Mt de CAD par an à partir de 2050 (si le secteur de l'aviation veut atteindre la “neutralité carbone” en 2050) [7].